Pêcheur raccommodant les filets, anse de Maldormé, Marseille
Huile sur toile, signée en bas à gauche.
100 x 180 cm
Provenance :
Collection privée
ZONE DE PÊCHE
David Dellepiane connait bien les pêcheurs marseillais, lui qui a grandi parmi eux sur le port, dans le quartier Saint-Jean. Marseillais ils le sont tous, mais de diverses origines. La plupart, comme les parents de Dellepiane, ont quitté Gênes et beaucoup d’autres viennent de Naples (en 1914, à Marseille, près d’un habitant sur cinq est d’origine italienne).
À peine installé comme peintre, à son retour de la capitale où il a travaillé dans l’atelier de Jules Chéret, c’est sur le port, qui lui est familier, qu’il établit son atelier, quai du Canal, en 1890. Mais il ne faut pas croire que l’artiste est un simple observateur qui croque les embarcations à quai dans le bassin.
C’est un marin confirmé, fin barreur et fervent régatier. Sédentaire mais épris d’aventure, il a nommé son voilier Vagabond. Un solitaire construit par son frère Jean-Baptiste d’après les propres plans de l’artiste et amarré à la Société Nautique de Marseille à partir de l’année 1913. À son bord, lorsque le temps le permet, il explore la rade dans la plénitude du silence. Le marin passionné que fut Dellepiane jamais ne se lassa dans sa peinture d’évoquer la Méditerranée et son cortège de richesses.
Plus largement, l’inspiration marseillaise ne le quittera pas, aussi bien dans son travail de peintre, d’affichiste, d’illustrateur. Prenant tantôt l’apparence mythique de ses fondateurs Gyptis et Protis dans l’affiche commémorant le vingt-cinquième centenaire de sa création, tantôt les traits d’un pêcheur défaisant ses filets ou bien encore le visage d’une égérie féminine Art Nouveau personnifiant la très célèbre Cannebière... dans l’œuvre de Dellepiane, Marseille s’incarne, Marseille respire. Le Vieux Port, la Corniche, Notre-Dame de-la-Garde, quand bien même ils ne seraient qu’esquissés, ces coins suffisent à eux seuls à invoquer l’âme marseillaise. Une âme ardente, séculaire, populaire, brassée par la Méditerranée. Marseille a ses enfants, fidèles, gouailleurs, nourris au sein de la Bonne Mère qui embrasse la rade.
Avec toute sa science d’affichiste, Dellepiane nous conduit ici au soleil mourant auprès d’un pêcheur occupé à raccommoder ses filets. Sur les rochers plats de la Corniche, non loin de sa barque amarrée, un homme est tout à sa tâche, silence et application. De retour de la pêche, à l’aide d’une grande aiguille ou bien d’une navette spéciale, il est occupé à remailler ses filets, étalés au soleil. L’entretien des filets, alors fabriqués en coton, constituait en effet une part non négligeable du labeur à terre. Non seulement fallait-il ravauder ces derniers, éprouvés après la pêche mais il fallait encore, chaque semaine, les conduire dans une brouette à la teinturerie pour les traiter car les filets avaient tendance à moisir. À Marseille, la teinturerie dite du Chaudron de l’Estaque était installée dans la prud’homie de pêche. Des bassins aménagés dans le sol de cette usine servaient à tremper les filets dans une décoction d’écorce de pin, réduite en poudre puis bouillie dans de grandes marmites en cuivre, qui avait pour vertu de les rendre imputrescibles.
Ce tableau est une variante d’un plus grand tableau de l’artiste, mesurant 184 x 247 cm (le nôtre ne mesure « que » 100 x 180 cm), acquis par le FRAOP, le Fonds Régional d’Acquisition d’Oeuvres Provençales. À quelques menus dé- tails près, le motif, la composition de notre tableau, sont strictement identiques. Cette pratique des multiples était une habitude de l’artiste. Variant parfois de cadrage, un même motif était un sujet pluriel d’étude pour Dellepiane et l’on connait d’ailleurs, en collection privée, une troisième version du pêcheur ravaudant ses filets sur la Corniche, identique à ceci près que le format est vertical. Habitude d’illustrateur que de répéter un motif identique mais avec un nouveau cadrage, pour lui conférer une nouvelle perception.
A l’époque de Dellepiane, c’est chez Roubion, sur la Corniche, qu’on mange la meilleure bouillabaisse. L’établissement, un palace hôtelier, est réputé dans toute l’Europe pour cette spécialité culinaire, Palais de la Bouillabaisse proclamé dans les encarts qu’il fait paraître dans les guides touristiques : « Grand parc aux coquillages – Five o’clock tea – Vaste terrasse dominant la mer ».
Alléchant programme. Le vivier à crustacés du restaurant, niché sous l’hôtel, est si vaste que l’établissement sera rebaptisé « La Réserve ». La bourgeoisie marseillaise s’y donne rendez-vous, côtoyant des touristes en villégiature grand luxe. La physionomie du bâtiment est si caractéristique, avec ses fenêtres en arcades supportées par des colonnes corinthiennes qu’on ne peut manquer de le distinguer au premier coup d’œil. La Réserve se détache ainsi, surplombant la Corniche à la hauteur des Prophètes, sur le tableau que nous présentons.
Mais, de même qu’il n’est pas nécessaire de s’asseoir à l’opulente table de la Réserve pour déguster une authentique bouillabaisse, les plaisirs du bord de mer ne sont pas réservés aux plus nantis et nombreux sont les petits cabanons qui jalonnent la Corniche. On s’y donne rendez-vous le dimanche, pour une baignade ou un bon moment partagé en famille.
Quel qu’ait été le cadre de ces marseillais d’alors, riches ou pauvres, il a aujourd’hui disparu : la Réserve, dont le fameux vivier est vendu dès 1938, sera entièrement détruite dans la seconde moitié du XXème siècle pour faire place à un ensemble résidentiel et les cabanons seront rasés pour l’élargissement de la route de la Corniche dans les années 1950.
Dellepiane nous en apparait davantage comme le témoin privilégié d’un art de vivre à la marseillaise, en partie disloqué.
Cependant, notre perception du filet de pêche aujourd’hui n’est pas dénuée d’une certaine inquiétude. Cet attribut des plus classiques du pêcheur revêt en effet une dimension davantage polémique au XXIème siècle, si l’on considère ses conséquences sur l’environnement. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette préoccupation ne date pas d’hier.
À l’époque de Dellepiane déjà, la raréfaction des ressources maritimes avait provoqué une prise de conscience notable. Tout au long du XIXème siècle, on n’aura de cesse de tenter de règlementer les pratiques de pêche qui emploient des engins trainants. Les pêcheurs étrangers, les catalans surtout mais aussi les italiens, ont été plus particulièrement accusés d’employer et d’avoir importé ces méthodes de pêche invasives nuisant aux fonds marins et appauvrissant les ressources.
En 1894, la première aire marine protégée, c’est à dire la première zone interdite de pêche en France, est créée à Marseille, dans le quartier d’Endoume. Cette expérience sera malheureusement de courte durée mais elle montre que l’enjeu de la protection des ressources marines sur notre littoral n’est pas nouveau.